Cyber existence

J’ai toujours un faible pour la mécanique quantique et ses paradoxes, comme le classique chat de Schrödinger qui, enfermé dans une boîte, devrait être considéré à la fois vivant et mort…

En fait le simple geste de soulever le couvercle déterminera l’état de l’animal, même si dans le cas présent il disposait de trois états : vivant, mort ou vachement en colère.

Terry Pratchett, Nobliaux et Sorcières, trad. Patrick Couton

On a un temps considéré que ces superpositions d’états n’étaient valable que pour l’infiniment petit et justifié qu’elles ne se produisent pas à notre échelle par divers procédés aux noms compliqués comme l’effondrement de la fonction d’onde. Autant de formulations alambiquées qui évitent surtout d’admettre qu’en fait, on n’en sait fichtrement rien.

Pour la mécanique quantique relationnelle (cf. wikipedia), il n’y a pas vraiment de paradoxe ni de séparation entre échelles de tailles : on peut effectivement considérer que le chat est vivant et mort à la fois tant qu’on a pas interagit avec lui. Car la seule chose qui existe vraiment, ce ne sont pas les particules (et les chats), mais leurs interactions.

Suivant cette interprétation de la mécanique quantique, non seulement la cuillère n’existe pas, mais moi non plus… Ou du moins, elle et moi n’existons que lorsque je m’en sert. Et encore, si je suis seul à table, nous sommes les seuls à le savoir (enfin, surtout moi).

Cyber existence

La première manifestation de ce principe en informatique est, de par son nom, les bases de données relationnelles. Car dans ce système de stockage et surtout d’organisation de l’information, la seule chose qui existe, ce sont les relations entre les données.

Dans une table d’une BDD relationnelle, ce qui importe, ce ne sont pas les colonnes et les données qui s’y trouvent. L’important, ce sont les lignes, prises comme des représentations de relations entre les données qu’elles comprennent. L’important, ce ne sont pas les chaînes de caractères tbowan ou 62ef6642e16977913051c2ea3d4b5264, mais que leur association décrit un utilisateur du système qui a un pseudonyme et un mot de passe.

Mais ce principe que rien n’existe en dehors des relations peut se généraliser à toute l’informatique…

Pour le processeur, les instructions et les données n’existent que lorsqu’il les charge dans ses registres et en fait quelque chose. De son point de vue, la mémoire peut contenir n’importe quoi (ou ne contient rien). Le meilleur exemple est peut être un shellcode qui sera traité consécutivement comme une donnée (lorsqu’il sera copié quelque part) puis comme une suite d’instructions (lorsqu’il sera exécuté) dont certaines sont ensuite utilisées comme des données.

En réseau, une adresse IPv4 n’existe pas en tant que telle (ces 4 octets pourraient signifier n’importe quoi). Elle n’existe qu’en relation avec la machine qui y répond. Presque toutes les adresses sont attribuées mais elles n’existent que lorsque je communique avec la machine correspondante. Ensuite elles ne seront plus qu’un élément d’un souvenir.

Mais une première particularité apparaît déjà avec l’informatique : on peut être en relation avec quelque chose sans que ce soit réciproque. Par exemple, on peut écouter passivement le réseau pour découvrir les paquets émis par les autres machines. Ces machines, via leurs paquets, entrent en relation avec nous (nous savons qu’elles existent, ou plutôt qu’elles ont existés jusqu’à peu) mais cette relation est à sens unique puisque nous n’émettons pas de paquets.

Il en va de même avec les contenus sur IPFS. Tous les identifiants sont possibles et les fichiers correspondants existent potentiellement mais seuls ceux avec lesquels vous entrez en relations (lorsque vous les consultez) existent de votre point de vue.

Cyber social

On défini souvent le « cyberespace », suivant la définition de Gibson, en tant qu’une « hallucination consensuelle […] constituée par l’ensemble des ordinateurs et de leurs données ». Mais je lui préfère la définition de Sterling dans the Hacker Crackdown :

Cyberspace is the place where a telephone conversation appears to occur. Not inside your actual phone, the plastic device on your desk. Not inside the other person’s phone, in some other city. THE PLACE BETWEEN the phones. The indefinite place OUT THERE, where the two of you, two human beings, actually meet and communicate.

Bruce Sterling, The Hacker Crackdown

Pour les non anglophones, voici une traduction personnelle de ce passage.

Le cyberespace est « l’endroit » où une conversation téléphonique semble avoir lieu. Pas à l’intérieur de votre téléphone, cet outil de plastique sur votre bureau. Pas plus que dans le téléphone de votre correspondant, dans une autre ville. C’est L’ESPACE ENTRE les téléphones. Un endroit indéfini AILLEURS, où vous deux, êtres humains, vous rencontrez et communiquez.

Avec cette définition, on retrouve cette idée que ce qui existe, dans le cyberespace, ce n’est pas l’ordinateur ou la donnée, mais les relations que nous y vivons. Sans interaction avec le réseau, nous n’y existons pas (et il n’existe pas non plus).

Prenons les blogs par exemple. Le contenu qu’on y publie n’est qu’un prétexte pour exister. Certains diraient qu’il ne s’agit que de personnal branding mais ça revient à la même chose. En publiant un contenu, on se créer une existence dans cet univers à travers l’image que les visiteurs ont eu en interagissant avec nos contenus. On pourrait aller jusqu’à dire que cette image existe dans l’inconscient des visiteurs et tiens donc plus du mythe (mais c’est un autre sujet).

Le problème, c’est que le lecteur n’est en relation qu’avec le document et pas avec l’auteur. C’est pour ça que la plupart des bloggeurs regardent leurs statistiques de visites : pour la sensation de relation avec leur public qu’elles procurent. Se pose alors de nouveaux problèmes… la fausse croyance que ces valeurs quantifient l’existence dans le cyberespace (plus j’ai de visites par jours, plus j’existe), d’où l’importance du tri entre les visites humaines et celles des robots (je n’existe pas vraiment si c’est un bête robot qui me lit).

C’est aussi pour ça que sont apparus les commentaires. Ils ont permis de boucler la relation en permettant aux lecteurs d’interagir avec le blog et, transitivement, avec l’auteur. Les robots qui postent du spams et autres liens vers des arnaques est en fait le même qu’avec les journaux : ils faussent les statistiques et la sensation d’existence. (Chez les arsouyes, on a privilégié les courriels et la liste de diffusion mais ça ne change pas fondamentalement l’idée).

Comme autre exemple, prenons le réseau de capsules Gemini. Il s’agit d’un « nouveau » couple de protocoles de communication et de présentation du contenu. Le but est d’offrir une sorte de clone du web avec moins de paillettes mais plus de licornes. L’idée est que les trolls n’y sont pas venu car ils considèrent ce micro-univers comme insignifiant (pour l’instant).

Paradoxe, les auteurs y ont des relations plus authentiques les uns avec les autres mais ils n’existent qu’entre eux, et pas du tout pour le reste des internautes qui ne connaissent pas cet univers. Leur prosélytisme traduit ce besoin d’exister au delà des frontières de Gemini (mais leur sera fatal sur le long termes puisque ça attirera les trolls).

Le Fediverse a d’ailleurs été créé pour éliminer ces frontières en créant un espace de libre échange (pas étonnant qu’il trouve tant d’écho en Europe) en permettant aux contenus de passer d’une instance à l’autre, d’un espace à un autre. Les membres peuvent alors exister partout à la fois. Mais tout comme Gemini, ce micro-univers n’existe pas en dehors de sa communauté… et explique que les migrant qui y trouvent refuge commencent souvent par inciter d’autre à les suivre.

Autre problème, ces systèmes sont éphémères. Ils permettent d’être en relation mais une fois le message produit et consommé, il ne reste qu’un souvenir et surtout un manque qu’il faut combler plus ou moins rapidement. Suivant la fréquence, on trouvera des articles mensuels, des micro-bloging journaliers, des messageries temps réel jusqu’à la présence permanente des directs vidéo. Plus on a besoin d’exister, plus on envoie de messages, plus on y fait de bruit.

Pour éviter tout ce bruit, on pourrait utiliser un signal hors bande. Par exemple, une famille assise au coin du feu en train de lire ou tricoter n’a pas besoin de faire de bruit, chacun voit les autres. Des enfants qui font un câlin n’ont pas besoin de parler car le touché suffit largement mais des enfants laissés seuls dans une autre pièce vont compenser en faisant du bruit. Une bande sur IRC n’a pas besoin d’écrire puisque la liste des utilisateurs connectés les informe de qui existe actuellement. L’usage veut que les utilisateurs mettent à jour leur statuts (i.e. via la commande /away) et, dans l’ensemble, ça marche ; ces canaux IRC génèrent moins de bruit inutiles.

Sauf en entreprises où les employés justifient leur salaire par leur existence dans la structure. Être /away, c’est être inexistant, c’est être absent et dans ce contexte, c’est être en congé (ou pire ; un tire au flan). Alors on n’est jamais officiellement /away. On falsifie ce signal. Et puisque le signal ne veut plus rien dire, qu’il a perdu son sens, on doit trouver une alternative pour signifier qu’on existe… alors on fait comme dans les autres micro-univers (e.g. twitter, linkedin, whatsapp, …) : on fait du bruit pour prouver qu’on existe1.

Cyber parasites

Les marchands ont médiatisé les relations commerciales entre producteurs et consommateurs, avec l’objectif de rendre les uns et les autres injoignables sans passer par leurs magasins. L’idée est alors de s’enrichir en prélevant une petite marge monétaire dans les relations commerciales. Et puisque l’existence économique est mesurée en euros, les marchands vampirisent l’existence des producteurs et consommateurs pour leur compte. Nous ne nous fournissons plus chez Untel Artisan (et vendons à Untel Client) mais le faisons dans Untel Magasin (et c’est bien dommage).

On retrouve le même principe en ligne où des marchands de l’attention se sont posés en médiateurs des relations humaines. Qu’importe la forme et le contenu de leurs communications, leur message est toujours le même :

Vous n’existez qu’à travers nous.

Et tout comme les marchands, ces plateformes vivent en vampirisant l’existence de leurs utilisateurs lorsqu’ils interagissent. Nous ne parlons plus avec Untel Correspondant mais communiquons sur Untel Réseau.

Tout comme les centrales d’achats utilisent les prix pour déterminer quels produits seront effectivement vendus (et donc quels fournisseurs seront payés), les plateformes utilisent des algorithmes pour déterminer quels contenus seront effectivement vus (et donc quels utilisateurs existeront dans leur micro-univers). La popularité dans un réseau social ou un magasin ne dépend pas du produit en lui-même mais surtout de son intérêt pour le vampire qui se demande combien d’existence il pourra en tirer.

L’innovation de ces plateforme n’a jamais été dans la fourniture d’un service particulier pour mettre des humains en relation. La pile TCP/IP et ses protocoles comme IRC (chat), SMTP/POP/IMAP (courriels), FTP/HTTP (présence en ligne) ou RSS/ATOM (abonnements) le permettaient déjà.

Leur innovation a été de fournir des indicateurs chiffrés d’existence. Avant ces réseaux, on devait relire et fouiller nos journaux pour se souvenir qu’on existait. Avec Facebook et cie on dispose de chiffres qui résument tout : nombre d’abonnés, nombres de vues. Et pour simplifier les interaction : des likes et, forcément, leur dénombrement. Depuis quelques années, on ne présente plus les personnes influentes en citant leurs réalisations (Untel qui a produit ceci), on le fait en citant leur nombre d’abonnés, de vues ou de likes (Untel au x millions d’abonnés).

Et c’est exactement ce dont le marketing moderne avait besoin. Un moyen de quantifier l’existence de sa marque et mesurer rationnelement l’impact des actions de communication (lire : en vues, likes et nombres d’abonnés). Le dircom et le CMO2 peuvent enfin chiffrer leur utilité lors des CODIR lorsqu’ils parasitent nos existences.

Pire, comme toute mesure qui devient un objectif cesse d’être une bonne mesure (Loi de Goodhart), le nombre d’abonné, de vue et de like est toxique. Il y a d’abord les fraudes avec les chiffres inventés par les plateformes pour faire croire aux utilisateurs qu’ils existent plus (et les garder), puis les faux comptes et faux abonnés qui font croire au public qu’on existe plus (et le subjuguer).

Il y a ensuite la sélection naturelle que ces indicateurs chiffrés opèrent sur les contenus qui y existent (on peut alors parler de mèmes). En favorisant les contenus faciles à produire ; plus courts, creux ou plagiés. En favorisant ceux qui génèrent de l’engagement ; qui biaisent ainsi le choix éditorial, la forme au détriment du fond et construisent des bulles.

Dans ce contexte, les IA génératives sont de formidables outils pour ceux qui ciblent ces indicateurs. Elles permettent de produire très vite des contenus très engageants, augmentant le nombre de relations et donc le sentiment d’existence. Ces IA vont surtout vider les relations de leurs substance jusqu’à ce que leurs utilisateurs prennent conscience de l’illusion… dépressions garanties.

En fait, ce n’est pas tant tel réseau qui baisse de qualité mais le principe même de ces indicateurs qui pose problème. Par exemple, les immigrant vers le Fediverse y vantent le plus souvent le nombre (supérieur) de vues, de likes et d’abonnés qu’ils y trouvent. Mais des trolls, tels des rats dans les navires, ont été embarqué dans le mouvement. Les publicitaires attendent simplement que des influenceur y atteignent leurs seuils de rentabilité avant d’y migrer leur business à leur tour.

Finalement, ces plateformes, comme tous les manipulateurs, ont tendance à dire l’inverse de la réalité ou de leurs pensées. On ne s’en rend généralement pas compte parce qu’on est empêtré dans le brouillard qu’ils génèrent autour de nous mais si on prend le temps d’inverser leur message, voici ce que ça donne :

Nous n’existons qu’à travers vous.

Que les producteurs et consommateurs s’organisent pour reprendre le contrôle de leur relations (i.e. l’AMAP) et les marchands perdront de leur pouvoir. Que les internautes s’organisent de même et ces plateformes disparaîtrons.

Et après ?

La physique relativiste a introduit l’équation sans doute la plus célèbre de toute la physique : E=mc2 E=mc^2 Elle met en correspondance la masse d’un objet avec l’énergie qu’il génèrerait s’il disparaissait (ou réciproquement l’énergie nécessaire pour faire exister une masse équivalente). Mais on peut aussi l’interpréter comme une équivalence entre l’existence (la masse, à quelle point elle déforme le tissus de la réalité) et les relations (l’énergie transférée).

Autrement dit, une bonne existence permet de bonnes relations et de bonnes relations mènent à une bonne existence. Corollaire, les bonnes relations sont réciproques.