Encierro ou harcèlement ?

Il y a quelques années, alors que nous intervenions dans des classes de CM2 à propos des dangers d’internet, nous avons remarqué que la mayonnaise ne prenait pas du tout.

Bon, nous abordions le côté juridique du harcèlement ce qui n’est pas le sujet le plus sympa de nos ateliers, mais d’habitude, on a toujours plein de questions sur la genèse des lois, le fonctionnement de la justice, des enquêtes et notre rôle dans tout ça. Mais cette année là, rien. Les élèves ont récité la définition du harcèlement qu’ils avaient religieusement apprise plus tôt dans l’année puis plus aucune réaction.

On a cherché quelques raisons qui expliquait cette différence… peut être la chaleur de cette fin de mois de juin, peut être que le sujet est arrivé trop abruptement, peut être que si, que ça… mais aucune explication ne nous satisfaisait vraiment.

Jusqu’à ce que, cette année, le déclic se fasse par hasard lorsqu’un de mes stagiaires m’a raconté ce qu’il a vécu lors des fêtes taurines du village et me montre la vidéo…

Personnellement, je ne m’étais jamais vraiment intéressé à ces festivités ; pour moi un taureau, c’est avant tout un animal de ferme qu’on traite avec respect et qu’on laisse paître tranquillement. Que ceux que j’ai vu dans mon enfance chez mes oncles et tantes fassent plus d’une tonne y est peut être pour quelque chose.

Mais revenons aux fêtes votives…

Historiquement, dans notre village, les recensements avant la seconde guerre mondiale montrent bien des élevages d’animaux mais pas de bovins. Vu le climat, on préférait en fait élever des moutons (on reprochait aux chèvres de casser les murets). Sans taureaux, le village n’avait pas d’arènes inutile.

Depuis, nous n’avons toujours pas de manades au village mais on voit quelques un de ces taureaux camarguais paître dans certains champs. Techniquement, nous sommes à 40 minutes de voiture de la Camargue, cette zone humide paralique. Après avoir vécu ma jeunesse en Ardennes, je ne peux pas qualifier mon village actuel de zone humide tout en restant sérieux.

Mais revenons aux fêtes taurines…

Le village ayant grandit et s’étant doté d’un comité des fêtes, il fallait trouver des animations pour réunir les villageois et tant qu’à importer Halloween, pourquoi pas d’autres fêtes traditionnelles… avec des taureaux camarguais cette fois. Après tout, c’est vachement plus local.

Plusieurs fois par jour, nous avons d’abord eu des abrivado/bandido. C’est le nom qu’on donne aux aller/retour des taureaux des pâtures aux arènes. Bon, nous n’avons pas d’arènes et les champs où paissent les taureaux sont a) bien trop secs pour les qualifier de pâtures, b) à plus de trois kilomètres de la place du village et c) n’appartiennent pas forcément à la bonne manade.

Alors le village a aménagé une petite zone circulaire en bordure des habitations pour rapprocher et figurer la pâture et la manade a garé son camion au centre du village pour l’arène. L’animation consiste donc à ce que des cavaliers encadrent des taureaux pour leur faire des aller/retour entre un parking et un camion. Personnellement, j’aurais laissé ces animaux tranquilles chez eux, ça aurait évité ces trajets inutiles mais on m’a répondu que c’est traditionnel…

Pour compléter les festivités, nous avons aussi des encierro qui ont l’avantage de pouvoir s’effectuer plus tard dans la journée (voir au début de la nuit) : on délimite un ensemble de rues, on lâche un taureau pour qu'il s’y balade et les villageois s’en amusent.

Je n’imaginais pas qu’on puisse lâcher un taureau dans un village mais les Camarguais pèsent le tiers d’un Blanc Bleu Belge (qu’ils compensent par leur caractère). Mais la municipalité installe des barrières spéciales qui bloquent les taureaux mais pas les villageois. Les cornes de la bête sont également recouvertes d’un tissu pour leur protection. En provençal, on parle en fait de biou qui signifie bœuf (la castration rend moins agressif) mais je n’ai pas été vérifier.

Si vous n’avez jamais vu ce genre d’événement, j’ai retrouvé la vidéo de l’épisode qui a secoué mon stagiaire : https://www.youtube.com/watch?v=igPvkFIy2Cc. Vous y verrez les barrières et les gens autour. Après avoir constaté que la place est sans issue, lorsque le taureau veut rentrer chez lui (à 1’34’’), il constate qu’ils ont refermé derrière lui. Ce n’est qu’après avoir attrapé une jeune fille et l’avoir fait tourner comme un soleil1 (à 25’31’’) qu’on lui ouvre enfin les portes et qu’il peut rejoindre cette chambre noire.

Mais revenons à notre intervention à l’école…

L’année où la mayonnaise n’a pas pris avec les élèves, le hasard du calendrier a voulu que nous intervenions la même semaine que la fête du village. Avec leurs maillots aux couleurs de leurs bandes, les élèves assistaient et participaient d’un côté aux encierros et de l’autre, à nos ateliers sur le harcèlement…

Des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie.

Art. 222-33-2-2 du code pénal.

Je ne sais pas ce que voient mes contemporains lorsqu’ils assistent à ces spectacles mais moi j’y ai vu la célébration du harcèlement : des acrobates qui excitent un taureau désarmé pendant une demi heure pour le pousser à réagir en restant hors de portée, le tout devant un public qui les encourage avec la bénédiction de la municipalité.

Les enfants ne sont pas idiots. Je l’étais de ne pas les avoir compris.